Deux chevaux transpirants tiraient la
faucheuse autour de la parcelle de blé dans un cliquetis de lame, soulevant un
nuage de poussière. Une sorte de muselière en grillage empêchait les animaux de
manger les céréales dont les épis leur chatouillaient les naseaux. Assis sur la
machine mon père guidait l’attelage. Du pied droit, il actionnait une pédale
qui relevait et abaissait un râtelier fixé derrière la barre de coupe, libérant
le contenu des javelles. Derrière, les femmes, courbées, un chapeau de paille
sur la tête, une faucille à la main, liaient les gerbes. De temps en temps, le
bruit de la bielle qui provoque le va-et-vient rapide de la lame se taisait :
tout le monde se rassemblait à l’ombre d’un chêne pour se désaltérer. Le verre
de cidre avalé, le travail reprenait de plus belle. Les javelles étaient
dressées par six en forme de hutte pour permettre au grain et à la paille de
sécher sous l’action du soleil et du vent. Mon père décortiquait fréquemment un
épi pour savoir si la moisson serait bonne.
Quelques jours plus tard, les gerbes étaient
rentrées à la ferme dans des charrettes et soigneusement rangées en meules sur
l’aire à battre. Chaque tas était coiffé d’un cône de paille pointu destiné à
le protéger de la pluie.
Enfin arrivait la batteuse, une « Braud »,
toute bleue, actionnée par un moteur à essence. L’entrepreneur installait ses
machines dans un plan horizontal et les alignait avant de les relier à l’aide
d’une longue courroie. Le lendemain matin, vers 9 heures, les voisins
arrivaient et le vieux moteur pétaradait, entraînant la batteuse qui mugissait
de plus en plus fort jusqu’à ce qu’elle atteigne sa vitesse de croisière. Déjà
chacun était à son poste. Les premiers, perchés sur une meule, jetaient les
javelles sur la table, un autre coupait les liens, le suivant étalait la paille
que le troisième enfournait à grandes brassées dans la gueule de la machine. Celle-ci
les avalait dans un bruit caractéristique, tel un ronronnement de satisfaction.
Pendant ce temps, les préposés aux sacs s’activaient et l’échine courbée,
escaladaient l’échelle souvent raide
pour verser le précieux grain au grenier ; tandis que les autres, armés
de fourches à deux doigts, transportaient la paille dorée aux tasseurs qui en
faisaient une meule parfaitement géométrique. Les femmes ramassaient la balle ;
écorce des graines qui, une fois bien sèche, servirait à garnir taies
d’oreillers et édredons. Vers 10 h 30 le ronflement de la batteuse cessait :
c’était l’heure du « leign vin ». Le travail reprenait de plus belle jusqu’à
midi. Après un copieux repas, chacun reprenait son poste jusqu’au crépuscule.
Après une journée de dur labeur, émaillée de quelques farces ou anecdotes, on
se lavait les mains dans le seau d’eau, on s’en mouillait furtivement le
visage… un coup de serviette, et à table ! Tout le monde mangeait de bon
appétit. On buvait un petit coup, un bon coup même ! Certains poussaient une
chansonnette, d’autres racontaient une histoire gauloise… ou, par exemple,
attachaient deux hannetons par les ailes pour les faire tournoyer au-dessus de
la table… On préparait aussi la journée du lendemain tout en roulant une
cigarette de gris. Ce n’est que fort tard que quelqu’un se décidait enfin à se
lever, entraînant dans son mouvement le reste de l’assemblée.
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