lundi 25 février 2019

Du reuz dans la prairie




DU REUZ DANS LA PRAIRIE

 

     C'est en marchant vers la ferme familiale par le chemin des éoliennes le jour de l’an que cette merveilleuse histoire a refait surface dans ma petite tête. Histoire qui aurait pu avoir de graves conséquences… Mais qui est devenue un souvenir croustillant, toujours resservi à chaque repas de famille.
 





 

DU REUZ DANS LA PRAIRIE. Chapitre I


     Souvenirs, souvenirs…Ce matin du jour de l’an, alors que nous marchions sur le chemin qui mène au village de mon enfance, un délicieux souvenir a ressurgi dans ma petite tête… Croustillant aujourd’hui, cet épisode m’avait quelque peu terrorisé il y a un plus de cinquante ans, au moment des faits. Cette mésaventure a eu pour théâtre d’opérations un joli petit pré. Elle s’est déroulée un après-midi au début des grandes vacances. Exceptionnellement, nos parents nous avaient accordé une petite récréation… C’était si rare que cette pause était aussi délicieuse qu’un bonbon ; surtout que nous avions une sacrée idée derrière la tête !
 
     C’est vers cette petite prairie, celle du grand-père, « Tapern » que nous avons couru en dévalant ce chemin creux à toutes jambes. Blottie au bas du chemin creux, en face d’un petit pont, la parcelle était douillettement entourée d’arbres. Un ruisseau y dessinait de paresseux méandres. Son murmure accompagnait le chant des oiseaux ainsi que le bruit des bêtes de l’herbe dans la chaleur de l’été.
 
C’est donc ici que nous fîmes notre redoutable expérience.
 
Confortablement installés à l’ombre, accroupis dans l’herbe fraîche, nous déballons fébrilement l’arsenal que nous avions discrètement et délicatement enfoui dans nos poches. La parfaite panoplie du véritable artificier !

 

CHAPITRE II. DU REUZ DANS LA PRAIRIE

 

     J'allais oublier de vous préciser que le cadet de notre tribu a fait toute sa carrière en qualité d’ingénieur dans l’aéronautique. Il a contribué activement à la mise au point des Airbus A 320 et A 380. Vous comprenez pourquoi Pierrot avait déjà le feeling inné d'Icare. Mais lui ne se brûlera pas…

     Notre initiation fortuite s’est faite par hasard au collège, lors d'une récréation après la cantine, dans un coin retranché de la cour, loin des bureaux de l'administration. Alors que nous faisions les cent pas en devisant à bâtons rompus sur nos projets de vacances, notre attention fut attirée par un attroupement. Soudain, une explosion nous fit sursauter, suivie d’un sifflement. Une espèce de fusée fendit l'espace, au-dessus du groupe de potaches. Dans son sillage, une traînée blanche l’accompagna jusqu’à un vieux mur en pierres contre lequel elle se fracassa sous les applaudissements des spectateurs ébahis. Une odeur de pétard mouillé nous irrita la gorge.
 
     Un pion à l’horizon ! L’alerte fut donnée. Le groupe se dispersa dans les quatre coins de la cour, ni vu ni connu. Un coup de sifflet. Tout le monde se rangea et les cours reprirent comme si de rien n'était. Derniers cours de l’année dans l’atmosphère étouffante de la salle de classe. Demain, pour nous trois, ce seront les "vacances" aussi, c'est à dire les travaux des champs, la traite des vaches, le binage et la cueillette des pois et des haricots… En récompense, le plaisir tant attendu et si mérité du sommeil réparateur de la nuit.
 
     Pour Pierrot, il faut battre le fer tant qu’il est chaud. Curieux de nature et très bricoleur, il va immédiatement aux informations sur le principe et la conception de la fusée. Au cours de la récré suivante, les astronautes en herbe auteurs du tir de midi, pas très scolaires mais fiers comme Artaban, lui détailleront la liste des matériaux composites nécessaires à la fabrication du missile. Ils lui révèleront même les astuces de montage. Secret d’état !


 

Chapitre III. DU REUZ DANS LA PRAIRIE


     Dans le pré, c'est le bonheur. La nature semble assoupie sous ce premier soleil estival. Les oiseaux et les insectes, eux, s'en donnent à cœur joie et chantent à qui mieux mieux. La cardamine des prés sent bon du mieux qu’elle peut et ses effluves sucrées, soufflées par la brise, régalent notre odorat. Quant à la rivière, elle suit son cours paisiblement et apporte un peu de fraîcheur à ce tableau bucolique.

-Tiens, là, entre les hautes graminées, une pierre plate. Elle servira de rampe de lancement à notre fusée ! dit Christian en la plaçant comme il faut entre les hautes graminées. Il fait ensuite l’inventaire du matériel : une boîte d’allumettes, la grosse, celle que nous avons chipée dans la cabane où on fait cuire les patates aux cochons, du papier journal qui a subi une immersion chimique (dont je ne peux dévoiler ici le secret. Seul Christian connaît le sésame. Il bénéficie même de la complicité de sa mamm goz, la grand-mère, qui fait sécher la « came » sur son fil à linge), une pince, un petit bout de ficelle et un tube de comprimés en métal.

- Vite, déclarai-je, pas de temps à perdre car notre petite récré aussi exceptionnelle soit-elle, ne va pas durer des heures. Tout à l’heure, du haut du chemin creux qui mène la ferme, une voix autoritaire va nous rappeler à l’ordre et distribuer les consignes de boulot à chacun!

     Pierrot saisit le tube métallique et le bourre de papier journal. Il introduit la ficelle en guise de mèche et la laisse dépasser du tube dont il ferme l’extrémité en l’écrasant à l’aide de la pince. Notre missile est prêt.
 
     C'est Christian qui le positionnera délicatement sur la rampe de décollage en tenant compte de tous les paramètres : l’inclinaison, la stabilité, la direction du vent, la trajectoire envisagée, l’issue de secours qui permettra aux artificiers de se carapater en cas de mauvaises donnes.
 
     Moi, je craque l’allumette… UN COUP DE VENT malencontreux éteint la flamme ... ZUT !!!


 




 

Chapitre IV. DU REUZ DANS LA PRAIRIE


     Cette fois, la mèche s'enflamme. Nous nous écartons prudemment. Heureusement !

     La fusée décolle, effectue un saut de grenouille dans un léger crépitement d'étincelles et retombe lamentablement au sol. Déçus, nous nous rapprochons de l’épave inerte sans appréhension aucune. Pas grave, les Américains n'ont pas réussi du premier coup eux non plus et ils ont pourtant marché sur la lune !
 
     Au moment où je m’apprête à la saisir, la voilà qui rejaillit de la touffe d'herbe où elle avait chu et qui me frôle la tête dans un sifflement assourdissant qui décoiffe ! Elle retombe quelques mètres derrière moi en explosant violemment, complètement disloquée ! Ouf, j’ai eu chaud!
 
     C'est à ce moment précis que notre mère nous appelle de toutes ses cordes vocales. Vite, il faut tout ramasser et ranger le matos dans les poches. Incognito !
 
     Panique dans le pré. Les grillons ne chantent plus, les oiseaux se sont tous envolés. Nous, on n'en mène pas large. Heureusement, tout le monde s'en sort indemne. D'un commun accord, il a été immédiatement décidé d'abandonner à jamais ce projet explosif et démoniaque.


 
 

Chapitre V. DU REUZ DANS LA PRAIRIE


     Derrière nous, nous laissons une herbe quelque peu écrasée par nos piétinements mais aucune trace de notre dangereuse manipulation, si ce n’est une touffe de pissenlits roussie par la flamme et une forte odeur de poudre que la brise dissipe aussitôt. Dans la précipitation provoquée par la sommation au rassemblement, c'est moi qui prends le gros du matériel en vrac. Les poches bien chargées, je cours en tête du trio, bondissant par-dessus les profondes ornières durcies par sécheresse. Il ne faut pas lambiner quand la mère sonne le rappel sinon ce sera la sempiternelle remontée de bretelles ! L'engueulade qui plombe l'ambiance jusqu'au lendemain. Il ne faut surtout pas qu’elle découvre ce que nous faisions.

Nous voici déjà au bout du chemin qui débouche dans la cour.
 
Soudain, une explosion ! Un nuage de fumée, des cris...
 
Une vieille tante qui prend le soleil, assise sur la margelle du puits, lève les bras au ciel, éberluée…

 

 

Soudain, je ressens une forte chaleur au niveau des cuisses. Je me rends compte que c’est moi ! Des flammes s’échappent de mes poches. Ça sent le plastique et les poils brûlés. Mon pantalon en Tergal fond au niveau du bassin. Suis-je en train de m’immoler ? Je panique ! Je me déshabille illico presto en criant je ne sais plus si c’est de peur ou de douleur. Le nylon de l’intérieur des poches est collé à mes cuisses. La peau s’arrache douloureusement par lambeaux avec le vêtement. Rassurez-vous l’essentiel a été préservé et est resté intact ! Ouf ! Mais quand même !

 



 

On me conduit immédiatement chez le médecin qui me prescrit du tulle gras et me recommande d’acheter un briquet. Car j’affirme à tout le monde que l’incident a été provoqué par l’explosion de la boîte d’allumettes. Personne n’a jamais entendu telle ineptie et le scepticisme se referme sur moi. Le buraliste du coin, adjoint au maire, personnalité digne de confiance, est pourtant venu à mon secours en affirmant mordicus qu’il avait entendu dire qu’un tel phénomène avait été observé il y a quelques années du côté de Scaër. Du coup, ma version est devenue plausible. Nos parents ont fini par admettre que c’était ainsi parce que c’était comme ça. Jusqu’au jour où, trente ans plus tard, à brûle pourpoint, nous leur avons révélé la vérité.



Il s’agit d’une histoire vraie. Une allumette en liberté s’est probablement enflammée contre la boîte et le feu s’est propagé d’une poche à l’autre par la magie du journal explosif.

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